Rues de Bruxelles
Ville francophone cosmopolite, multilingue à l'accent particulièrement savoureux. Nous jouions un peu les touristes dans la capitale européenne, venus pour déménager notre fille, Rouge. Le ciel d'avril avait été relativement clément avec nous. Bien évidemment nous avions eu droit au temps belge typique : plafond nuageux bas, bruine persistante, luminosité atone. Mais par un hasard heureux, cette journée-là, journée de fin de déménagement, était créditée d'un soleil timide mais bien présent. Nous en profitions donc pour nous promener dans les rues alentour du logement de notre progéniture.
Nous avions goûté à la grandiloquence de la Grand Place, à la magnificence du Palais Royal, au gothique flamboyant de la cathédrale Saint Michel et Sainte Gudule, à la symbolique irrévérence du Manneken Pis. Nous avions dévoré les gaufres, englouti les moules-frites, avalé les bonnes bières, apprécié les chocolats : bref, nous agissions comme de bons touristes lambda, en vadrouille dans une ville métropole effervescente. Nous en avions plein les pattes de crapahuter dans les rues bruxelloises encombrées de monde.
Cette journée-là, nous allions Place du Jeu de Balle pour humer l'air printanier et farfouiller un peu dans les étalages des vendeurs du marché aux puces. Grand Bleu marchait devant avec nos autres enfants, Magenta et Vert, moi, j'étais derrière avec Rouge.
Dès que nous sommes arrivés, une litanie lancinante nous a accueillis :
- Un euro. Un euro. Un euro. Un euro. Un euro. Un euro.
Pratiquement tous les marchands se lançaient les uns les autres cette phrase énigmatique qui tournoyait dans l'air comme une vague déferlant sans cesse. Et se faisant, ils nous présentaient leur marchandise :
- Un euro. Un euro. Un euro. Un euro. Un euro. Un euro.
Les étals correspondaient à ce que nous nous attendions : bric- à- brac coloré, vêtements défraîchis, ustensiles hors d'âge, vaisselle ébréchée, misérable marchandise vendue par d'humbles marchands. La place entière était encombrée d'un capharnaüm indescriptible, entassement de vénérables chaussures, pyramides d'objets hétéroclites et disparates.
- Un euro. Un euro. Un euro.Un euro. Un euro. Un euro.
Tourbillonnait dans l'air le leitmotiv. Incessant. Entêtant. Agaçant. Repris soit en choeur, soit avec quelques secondes de décalage par les marchands.
- Un euro, un euro, un euro, un euro, un euro, un euro.
Incantation païenne. Monotone antienne. Prière mystérieuse, nous accompagnant dans notre cheminement tranquille et sans but. Nous étions là pour regarder, fouiller et trouver peut-être une perle rare au milieu de cet enchevêtrement touffu.
- Un euro, un euro, un euro, un euro, un euro, un euro.
Puis, soudain:
- Un euro, un euro, un euro, un euro pièce.
- Un euro pièce. Un euro pièce. Un euro pièce. Un euro pièce.
Nouvelle incantation ronronnante reprise par tous vendeurs instantanément.
Là, pointant l'étalage devant nous, je me tournais vers Rouge et lui demandais en souriant:
- On lui demande le prix ?
- T'as pas compris que tout est à un euro?!! me lacha-t-elle.
- T'as pas compris que je blaguais? lui rétorquais-je, dépitée.
Mon ironie venait d'essuyer un flop.
Un flop. Un flop. Un flop. Un flop. Un flop...